(Après quelques mois de «matu en liberté», quelques réflexions sur la responsabilité de l’éducateur – 25 avril 2017)
Préparer la matu «en liberté» constitue bien plus qu’une solution d’évitement pour celles et ceux qui n’en peuvent plus de l’école. En décidant de prendre en charge eux-mêmes leur formation, ces jeunes font une expérience de l’autonomie qui pour n’être pas toujours confortable n’en est pas moins essentielle, ils construisent leur confiance en eux-mêmes, dans l’exercice de leur propre intelligence, et apprennent l’importance et la force de la solidarité dans le cadre d’un groupe où ils se soutiennent mutuellement, très loin de tout esprit de compétition. Bref, leur formation s’étend du coup bien au-delà des disciplines qui font la matière de l’examen fédéral de maturité, en direction d’un déploiement de leur «puissance de vivre» et aussi de la transition vers un autre monde – qui sera le leur.
Parce que, comme disait un certain, il y a quelques jours, en s’adressant «à vous, jeunes gens», «ce sont vos beaux sourires, vos yeux qui brillent, vos chansons, votre amour pour demain – le voilà, le matin neuf qui se lève».
Dans la naissance de cette aube nouvelle, conditionnée par de multiples facteurs, l’éducation a un rôle éminent à jouer. Il y a donc une responsabilité des «adultes» par rapport aux «jeunes gens», qu’il faut reconnaître et clarifier.
Le pire, pas si facile à éviter, serait que le «matin neuf» ne soit que la projection du désir des adultes sur les jeunes gens. Ceux-ci l’entendront immanquablement comme une injonction morale («il faudrait que…», «ce serait bien si tu…»), qui, comme toute injonction morale, n’engendre que soumission, impuissance et finalement refus stérile. Nous ne ferions alors que recouvrir la réalité, celle de la «désorientation» de la jeunesse, d’un voile certes séduisant, mais totalement paralysant. On ne peut agir qu’à partir de la reconnaissance de ce qui est réellement – ce qui n’a rien à voir avec se résigner, comme si ce qui était la seule chose qui puisse être-, et du courage des possibles, c’est-à-dire de la transformation – ce qui n’a rien à voir avec la contemplation impuissante et mélancolique de «ce qui devrait être»!
Mais il n’est pas question pour autant que les adultes cèdent à l’irresponsabilité de laisser aux jeunes gens seuls la responsabilité de faire se lever le «matin neuf».
Il revient bien plutôt aux éducateurs d’offrir aux jeunes un cadre qui favorise leur épanouissement. Ce cadre, il est légitime de penser que les jeunes eux-mêmes n’en savent pas grand-chose (les adultes non plus, comme on verra tout de suite, parce qu’il n’est pas vraiment question ici de quelque chose comme un «savoir»). Il est donc insensé, et dangereux, voire criminel, de leur laisser cette responsabilité: cela reviendrait à les abandonner à leur devenir troupeau de consommateurs, sous la houlette de ceux qui sauront en tirer le plus grand profit. Les abandonner, en fin de compte, à une résignation qui a l’aspect du confort jusqu’au moment où elle bascule dans l’autodestruction, parce qu’elle nous sépare de ce qui seul peut maintenir vivant notre amour, ou notre puissance, ou notre joie, de vivre: faire de notre vie une œuvre d’art…
Bien plus qu’enseigner quoi que ce soit, l’éducateur a la tâche de transmettre le flambeau de ce désir.
Et il est en ceci bien sûr essentiel d’écouter et de tenir compte de la réaction des jeunes à ce qui est proposé – mais en assumant la responsabilité, délicate et difficile, de distinguer dans cette réaction ce qui est précisément conditionné par ce qu’ils ont à «dépasser» pour affranchir leur désir (si «éduquer» renvoie étymologiquement à quelque chose comme «conduire hors de, faire sortir», c’est ici que cela prend tout son sens). Autrement dit, la responsabilité de l’adulte, et de l’éducateur, réside dans le fait d’aider les jeunes à accéder à la «réalité» de leurs désirs, de leur épanouissement; il ne prétendra pas savoir quoi que ce soit à ce propos, mais ne se mettra pas non plus simplement au service de leurs revendications sans les examiner avec eux. C’est au fond la position de Socrate… Ou encore, les adultes ont à offrir aux jeunes un miroir (et pas un tableau qui leur montre ce qu’on voudrait qu’ils soient) dans lequel ils pourront se reconnaître eux-mêmes.
Ce qui suppose que les adultes, les éducateurs, prennent également soin eux-mêmes, avec détermination, courage et humilité, de cette reconnaissance de soi-même…
C’est aussi comme cela qu’on peut lire cette petite histoire (du blog «Eveil et philosophie», de José Le Roy):
« Il était une fois, un lionceau qui perdit très jeune sa mère et se retrouva seul. Triste, abandonné, il erra à la recherche d’une aide ou d’une affection… jusqu’à ce qu’il trouva un troupeau de moutons. Il se joignit à eux et, comme les moutons l’acceptèrent, il grandit auprès d’eux.
Ainsi, le lionceau fut élevé par les moutons à tel point qu’il broutait de l’herbe et qu’il bêlait comme un mouton.
Le lionceau devint un superbe lion à la crinière flamboyante, se nourrissant d’herbe et d’eau, tout en vivant en harmonie parmi «ses frères» moutons.
Un jour, alors que le lion broutait parmi les moutons, arriva un vieux lion descendu de la montagne. Ce dernier fut stupéfait de voir qu’un lion se trouvait tranquillement au milieu d’un troupeau de moutons, en train de manger de l’herbe.
Il décida donc d’aller lui parler et lui demanda:
Pourquoi vis-tu comme un mouton?
– Mais je suis un mouton, – lui répondit-il.
–Non, fiston, tu es un lion comme moi, tu n’as rien d’un mouton!
Comme le jeune lion ne le croyait pas, le vieux lion lui demanda de le suivre et l’emmena jusqu’à un lac. Il lui dit:
– Regarde-toi! Tu n’es pas un mouton, tu es de ma famille, tu es un lion!
En regardant son reflet sur l’eau, le jeune lion lui répondit avec effroi qu’en effet, il n’était pas un mouton, mais bel et bien un lion. Le vieux lion lui dit:
– Rugis, tu en auras la confirmation!
C’est alors qu’il retint son souffle avant de pousser un énorme rugissement… Il prit alors conscience de qui il était vraiment! »