Sur l’apprentissage et l’effort: comment aimes-tu apprendre?

[En parlant de Cyrano, et de la répétition dans l’apprentissage – par exemple des enchaînements dans l’escrime]:

«En tout cas, quelqu’un l’avait guidé (sa mère? son père? son premier maître d’armes?) dans l’expérience de l’effort. Lui en avait révélé les secrets, ceux qu’on n’apprend jamais à l’école:

– Il faut d’abord chercher le désir brûlant sans lequel il ne se passe rien.

– Il faut toujours viser la lune.

– Il faut aussi trouver la manière de goûter chaque pas qui nous en rapproche.

– Il faut aimer cette incertitude à laquelle nous condamne notre cerveau: il ne nous prévient jamais de notre avancée et nous amène toujours au but quand on n’y croyait plus.

Ce dernier point est décisif, c’est ce que j’appelle la courbe exponentielle de l’apprentissage. Apprendre, c’est comme dévider une pelote embrouillée: pendant longtemps on a l’impression de stagner. On croit perdre son temps: on est seulement en train de laisser à l’inconscient cognitif la durée nécessaire pour tout mettre en place. Soudain, comme une épiphanie, le savoir est là, on ne le découvre que lorsqu’il est achevé et profondément ancré en nous; au moment où on ne comprend même plus pourquoi cela nous a semblé difficile. La connaissance intime de ce processus est une condition nécessaire (même si insuffisante) à son érotisation. Comment se fait-il que cette expérience cruciale ne soit passée cœur de l’apprentissage au sein des institutions scolaires? Parce que leur souci est ailleurs, dans la fabrication d’individus qui puissent de l’obéissance à l’injonction et du statut que cela leur donne, pas de la répétition de l’exercice ni de sa finalité intrinsèque.
L’exploration première qui devrait être menée pour chacun c’est: comment aime-t-il apprendre? Quels sont les exercices qui lui parlent et quels sont ceux qui ne lui disent rien? Par quel récit peut-il en arriver à goûter un effort qui lui semblait jusque-là insupportable? Quelles cordes tel apprentissage fait-il vibrer en lui? Quel horizon fait-il vraiment sens à ses yeux? Mais comment un enfant trouverait-il le chemin de ces questions quand tous les adultes lui expliquent qu’il lui faut d’abord apprendre à ne pas s’écouter pour remplir la tâche demandée? Comment pourrait-il imaginer qu’un des mystères de l’existence se cache dans le travail et l’effort, lorsque ni l’école ni les parents ne parviennent à les lui présenter autrement que comme un mal nécessaire?»

(Carlos Tinoco, Sandrine Gianola, Philippe Blasco, Les «Surdoués» et les autres. Penser l’écart, Livre de Poche, 2018 p. 390-392)

«Deviens qui tu es»

(Après quelques mois de «matu en liberté», quelques réflexions sur la responsabilité de l’éducateur – 25 avril 2017)

Préparer la matu «en liberté» constitue bien plus qu’une solution d’évitement pour celles et ceux qui n’en peuvent plus de l’école. En décidant de prendre en charge eux-mêmes leur formation, ces jeunes font une expérience de l’autonomie qui pour n’être pas toujours confortable n’en est pas moins essentielle, ils construisent leur confiance en eux-mêmes, dans l’exercice de leur propre intelligence, et apprennent l’importance et la force de la solidarité dans le cadre d’un groupe où ils se soutiennent mutuellement, très loin de tout esprit de compétition. Bref, leur formation s’étend du coup bien au-delà des disciplines qui font la matière de l’examen fédéral de maturité, en direction d’un déploiement de leur «puissance de vivre» et aussi de la transition vers un autre monde – qui sera le leur.

Parce que, comme disait un certain, il y a quelques jours, en s’adressant «à vous, jeunes gens», «ce sont vos beaux sourires, vos yeux qui brillent, vos chansons, votre amour pour demain – le voilà, le matin neuf qui se lève».

Dans la naissance de cette aube nouvelle, conditionnée par de multiples facteurs, l’éducation a un rôle éminent à jouer. Il y a donc une responsabilité des «adultes» par rapport aux «jeunes gens», qu’il faut reconnaître et clarifier.

Le pire, pas si facile à éviter, serait que le «matin neuf» ne soit que la projection du désir des adultes sur les jeunes gens. Ceux-ci l’entendront immanquablement comme une injonction morale («il faudrait que…», «ce serait bien si tu…»), qui, comme toute injonction morale, n’engendre que soumission, impuissance et finalement refus stérile. Nous ne ferions alors que recouvrir la réalité, celle de la «désorientation» de la jeunesse,  d’un voile certes séduisant, mais totalement paralysant. On ne peut agir qu’à partir de la reconnaissance de ce qui est réellement – ce qui n’a rien à voir avec se résigner, comme si ce qui  était la seule chose qui puisse être-, et du courage des possibles, c’est-à-dire de la transformation – ce qui n’a rien à voir avec la contemplation impuissante et mélancolique de «ce qui devrait être»!

Mais il n’est pas question pour autant que les adultes cèdent à l’irresponsabilité de laisser aux jeunes gens seuls la responsabilité de faire se lever le «matin neuf».

Il revient bien plutôt aux éducateurs d’offrir aux jeunes un cadre qui favorise leur épanouissement.  Ce cadre, il est légitime de penser que les jeunes eux-mêmes n’en savent pas grand-chose (les adultes non plus, comme on verra tout de suite, parce qu’il n’est pas vraiment question ici de quelque chose comme un «savoir»). Il est donc insensé, et dangereux, voire criminel, de leur laisser cette responsabilité: cela reviendrait à les abandonner à leur devenir troupeau de consommateurs, sous la houlette de ceux qui sauront en tirer le plus grand profit. Les abandonner, en fin de compte, à une résignation qui a l’aspect du confort jusqu’au moment où elle bascule dans l’autodestruction, parce qu’elle nous sépare de ce qui seul peut maintenir vivant notre amour, ou notre puissance, ou notre joie, de vivre: faire de notre vie une œuvre d’art…

Bien plus qu’enseigner quoi que ce soit, l’éducateur a la tâche de transmettre le flambeau de ce désir.

Et il est en ceci bien sûr essentiel d’écouter et de tenir compte de la réaction des jeunes à ce qui est proposé – mais en assumant la responsabilité, délicate et difficile, de distinguer dans cette réaction ce qui est précisément conditionné par ce qu’ils ont à «dépasser» pour affranchir leur désir (si «éduquer» renvoie étymologiquement à quelque chose comme «conduire hors de, faire sortir», c’est ici que cela prend tout son sens). Autrement dit, la responsabilité de l’adulte, et de l’éducateur, réside dans le fait d’aider les jeunes à accéder à la «réalité» de leurs désirs, de leur épanouissement; il ne prétendra pas savoir quoi que ce soit à ce propos, mais ne se mettra pas non plus simplement au service de leurs revendications sans les examiner avec eux. C’est au fond la position de Socrate… Ou encore, les adultes ont à offrir aux jeunes un miroir (et pas un tableau qui leur montre ce qu’on voudrait qu’ils soient) dans lequel ils pourront se reconnaître eux-mêmes.

Ce qui suppose que les adultes, les éducateurs, prennent également soin eux-mêmes, avec détermination, courage et humilité, de cette reconnaissance de soi-même…

C’est aussi comme cela qu’on peut lire cette petite histoire (du blog «Eveil et philosophie», de José Le Roy):

« Il était une fois, un lionceau qui perdit très jeune sa mère et se retrouva seul. Triste, abandonné, il erra à la recherche d’une aide ou d’une affection… jusqu’à ce qu’il trouva un troupeau de moutons. Il se joignit à eux et, comme les moutons l’acceptèrent, il grandit auprès d’eux.
Ainsi, le lionceau fut élevé par les moutons à tel point qu’il broutait de l’herbe et qu’il bêlait comme un mouton.
Le lionceau devint un superbe lion à la crinière flamboyante, se nourrissant d’herbe et d’eau, tout en vivant en harmonie parmi «ses frères» moutons.
Un jour, alors que le lion broutait parmi les moutons, arriva un vieux lion descendu de la montagne. Ce dernier fut stupéfait de voir qu’un lion se trouvait tranquillement au milieu d’un troupeau de moutons, en train de manger de l’herbe.
Il décida donc d’aller lui parler et lui demanda:
Pourquoi vis-tu comme un mouton?
– Mais je suis un mouton, – lui répondit-il.
–Non, fiston, tu es un lion comme moi, tu n’as rien d’un mouton!
Comme le jeune lion ne le croyait pas, le vieux lion lui demanda de le suivre et l’emmena jusqu’à un lac. Il lui dit:
– Regarde-toi! Tu n’es pas un mouton, tu es de ma famille, tu es un lion!
En regardant son reflet sur l’eau, le jeune lion lui répondit avec effroi qu’en effet, il n’était pas un mouton, mais bel et bien un lion. Le vieux lion lui dit:
– Rugis, tu en auras la confirmation!
C’est alors qu’il retint son souffle avant de pousser un énorme rugissement… Il prit alors conscience de qui il était vraiment! »

«Dis-moi, qu’est-ce que tu comptes faire de cette vie unique, sauvage, et précieuse?»

(5 mai 2020. Lettre aux étudiant.e.s de «la matu en liberté». Après plusieurs semaines de confinement, il était temps de réaffirmer le cap que j’entends suivre…)

Il s’est incontestablement passé quelque chose, ces dernières semaines. Et malgré les tentations de revenir à ce qui était, rien n’est plus vraiment comme avant, et ne peut sans doute plus l’être. Pour autant, les tentatives, au contraire, de passer à un après qui soit différent restent confuses. La confusion étant peut-être pour l’heure la seule chose claire dans toute cette histoire. L’avant n’étant plus, et l’après pas encore, cette confusion nous laisse avec cette simple question :

«Et maintenant ?»

Quantité de discours disent tout cela. Je reprendrai ici l’image que propose l’écrivaine indienne Arundhati Roy, qui compare la pandémie à «un portail entre le monde d’hier et le prochain.» Et elle ajoute: «Nous pouvons choisir d’en franchir le seuil en traînant derrière nous les dépouilles de nos préjugés et de notre haine, notre cupidité, nos banques de données et nos idées défuntes, nos rivières mortes et nos ciels enfumés. Ou nous pouvons l’enjamber d’un pas léger, avec un bagage minimal, prêts à imaginer un autre monde. Et prêts à se battre pour lui. »

«La matu en liberté», mon travail, celui des étudiants, la vision et le chemin passent aussi à travers ce portail. Et cela implique des dépouillements, des clarifications et des engagements. Des changements et des choix.

Dans les échanges que j’ai eus avec les étudiants de «la matu en liberté», j’ai envoyé un jour une vidéo de l’astrophysicien Aurélien Barrau, dans laquelle il affirmait notamment :

«Alors soyons bien clairs : on ne veut pas revenir au monde d’avant. On ne le veut pas, parce que nous souhaitons vivre. Et on ne va pas se laisser faire. (…) Alors il va être temps d’être un peu sérieux.»

Et je l’accompagnais de ces mots :

«Il est temps d’être… sérieux, au sens le plus « noble ». Ça n’a rien de triste. Mais ça demande de l’engagement. Et cet engagement, ça peut aussi être de se former, d’étudier, d’apprendre, d’aiguiser son intelligence, de nourrir son esprit, de développer son autonomie. Et d’avoir l’ambition d’une vie vivante.

On y va? Qui vient?»

L’une des réactions à cette vidéo exprimait un sentiment que je ne peux que comprendre – et qui me touche :

«Merci pour le partage de la vidéo. C’est une réalité cruelle. Comment faire pour ne pas continuer à contribuer au retour dans « avant » ? Je ne pose pas la question seulement à Guido mais à tout le monde parce qu’une fois que ce genre de message aussi positif et contraignant de part sa réalité a été écouté, comment ne pas tomber dans le piège de l’abandon trop rapidement?»

A quoi j’ai répondu :

«En s’y mettant ensemble, là où on est. La « formation », les adultes, ont pour responsabilité de vous soutenir, vous les jeunes, à cet endroit-là, d’accompagner et soutenir votre engagement, votre courage – et votre découragement. C’est en tout cas ma proposition. Et mon engagement.»

La résignation, le découragement, voire la dépression ou le désespoir, des jeunes me touchent et m’attristent depuis longtemps. Encore une fois, je ne peux que les comprendre. Mais ce n’est pas, à mes yeux, une raison de laisser tomber.

Ces sentiments difficiles se sont manifestés, ces dernières semaines, avec un désarroi bien perceptible, dans cette «démotivation» qui s’exprimait, le mercredi matin ou dans les échanges que j’ai eus avec les unes et les autres. Là encore, comment ne pas comprendre ? D’où pourrait venir la «motivation» de préparer une matu, d’étudier, dans un monde qui semble se défaire, où tout ce qui pouvait sembler tenir et nous porter dans nos projets se disloque. Et comme je l’ai souvent dit, en étudiant en autodidacte, sans une structure, une institution qui encadre, ces «vagues»-là vous impactent avec encore plus d’intensité.

 

 

 

Mais le moment où les anciennes évidences, les vieilles croyances s’effondrent est aussi une immense opportunité, si tu ne t’y soustrais pas.

 

 

 

 

 

C’est un moment clé pour découvrir, éprouver vraiment, ce qui tient, ce qui t’anime, toi – ce à quoi tu tiens, et ton courage. Ce qui fait que tu étudies, te cultives, acquiers des compétences, pour toi ; ce qui fait qu’il y a une valeur dans ces «choses intellectuelles». Le moment de te poser avec des questions comme «qui suis-je ?», «quelles valeurs est-ce que je veux affirmer, porter au monde ?» Parce que c’est cela qui te portera, te «motivera». Pas quelque chose qui sera le fruit de ta volonté, d’une forme de contrôle réfléchi sur ta vie. Quelque chose au contraire dont tu n’as qu’à te souvenir, qui te parle au cœur même de ta vie, toute entière, esprit et corps.

Le moment où toutes les histoires que tu pouvais te raconter ne valent plus grand chose est aussi le moment de reprendre ton propre pouvoir, et de faire pour toi ce qu’aucune motivation extérieure ne te mène à faire. Devenir le créateur, le poète de ton existence.

Le moment donc où il devient très évident que les enjeux d’examen, de diplôme, viennent après les enjeux de vie. Assurément, plus que jamais, étudier est un «terrain» sur lequel ces enjeux de vie peuvent être abordés avec force et clarté. Mais cela requiert de faire le choix de se confronter à ces enjeux de vie. De t’engager dans cette question, reprise d’une poétesse américaine, Mary Oliver, que j’ai souvent adressée à mes étudiants : «Dis-moi, qu’est-ce que tu comptes faire de cette vie unique, sauvage et précieuse ?» Le choix de prendre ton propre pouvoir (l’autonomie, au sens propre), c’est le choix de faire pour toi – d’aller voir ce que cela signifie, et de t’impliquer dans cette quête. Une question de fidélité à toi-même, comme on l’a aussi dit plusieurs fois les mercredis matins.

Moi je ne sais pas pour toi ; personne d’autre ne sait pour toi. Mais je m’engage à être là avec toi, pour toi, sur ce chemin.

 

«This is water»

Un magnifique discours de remise de diplômes…

Si vous apprenez réellement à prêter attention, alors vous saurez qu’il y a d’autres options.Il sera réellement en votre pouvoir de faire l’expérience d’une situation du type «enfer de la consommation», avec la foule, la chaleur, la lenteur, non seulement comme pleine de sens, mais comme sacrée, brûlant avec la même force qui a fait les étoiles: l’amour, la camaraderie, l’unité mystique de toutes les choses, tout au fond.

Non pas que ce truc mystique soit nécessairement vrai. La seule chose Vrai, avec un V majuscule, est que vous avez à décider comment vous allez essayer de le voir. C’est là, selon moi, la liberté d’une vraie éducation, celle qui consiste à apprendre à être bien à sa place («well-adjusted»). Vous avez à décider consciemment ce qui a du sens et ce qui n’en a pas. Vous avez à décider quoi honorer («worship»).

(David Foster Wallace)

C’est en anglais. Une transcription littérale se trouve ici: https://web.ics.purdue.edu/~drkelly/DFWKenyonAddress2005.pdf.

Et la traduction française des premières minutes: http://audiable.com/wp-content/uploads/CEST-DE-LEAU-extrait.pdf

«Tes éducateurs ne peuvent être autre chose que tes libérateurs.»

«Un proche de l’économie présidera au destin des gymnasiens et des apprentis» titre 24 Heures dans une formule qui donne une dimension quasi mythologique à l’événement et une aura presque divine à la fonction. Dans un autre article, le même journal pose la question: «Mais que vient faire un spécialiste de l’économie à la tête de l’enseignement postobligatoire?» Le communiqué de presse du Conseil d’Etat vaudois y répond: «[Le nouveau Directeur général de l’enseignement post-obligatoire] aura à œuvrer en partenariat avec les acteurs privés ainsi qu’avec les directions et le personnel enseignant de toutes les institutions préparant les jeunes à un avenir professionnel, que ce soient les 11 gymnases, l’école de transition et les 13 écoles professionnelles et des métiers du canton.»

Voilà qui est clair: la mission assignée aux institutions de formation consiste à «préparer les jeunes à un avenir professionnel».

C’est préoccupant. Mais ce n’est pas nouveau: en 2017, le canton du Valais a réorganisé son administration pour créer un «Département de l’économie et de la formation». C’est ce qu’on appelle l’air du temps…

Si cet air n’est pas (encore?) irrespirable, il est peut-être cependant largement irresponsable. Quelle valeur peut bien avoir le projet qui considère qu’éduquer c’est avant tout former des professionnels?

Le commentaire de Misrahi dans l’entretien ci-dessous fait souffler un autre air…

La société actuelle ne se soucie pas de l’éducation. Et quand elle a réussi à mettre sur pied des institutions, elle les dévoie en souhaitant en faire des écoles d’apprentissage, en souhaitant en faire des étapes pour l’emploi. C’est-à-dire qu’on massacre la culture gratuite, pour elle-même.On veut seulement une formation professionnelle, et on réduit autrement dit le champ de réflexion, le champ existentiel des individus. On en fait tout de suite des professionnels de leur future profession, c’est-à-dire des… des automates.
(Robert Misrahi)

Comment s’étonner que les jeunes ne soient pas «motivés» par leurs études, par leur formation, s’ils sont d’une part assaillis de sollicitations qui visent à en faire des consommateurs qui vivent «sans idée», et qu’on leur propose d’autre part de devenir essentiellement des producteurs? Et ceci d’autant dans un monde où, comme on l’apprend aujourd’hui même, 82% des richesses produites (par les producteurs professionnels, donc…) sont accaparées par 1% de la population (qui récupère la part de richesse temporairement allouée aux producteurs en en faisant des consommateurs) – où il devient donc toujours plus évident que ce n’est pas en devenant de bons professionnels que nous aurons une bonne vie…

Et l’éducation n’a pas, à mon sens, de responsabilité plus fondamentale que de donner l’accès à une bonne vie d’être humain (ce qui n’exclut évidemment pas la formation professionnelle, mais n’en fait pas le centre). Ou comme le dit encore Misrahi, dans le même entretien:

La tâche première de la démocratie est de mettre en place des institutions qui vont rendre les individus capables de s’émanciper d’abord, et de se construire ensuite. Mais la démocratie ne se consacrera pleinement à cette tâche que si elle est clairement et fortement convaincue du but lointain. Et ce but lointain doit être le bonheur.

Et le bonheur, ou simplement être un être humain, n’est pas une affaire de professionnels de la profession…

C’est du moins toujours résolument dans ce sens-là que continue d’aller «la matu en liberté». Par exemple en reprenant volontiers à son compte le programme tracé par un autre philosophe:

Que la jeune âme se retourne vers sa vie antérieure et se demande: “Qu’as-tu vraiment aimé jusqu’à ce jour, quelles choses t’ont attirée, par quoi t’es-tu sentie dominée et tout à la fois comblée? Fais repasser sous tes yeux la série entière de ces objets vénérés et peut-être te livreront-ils, par leur nature et leur succession, une loi, la loi fondamentale de ton vrai moi. Compare ces objets, vois comme ils se complètent, s’élargissent, se surpassent, se transfigurent mutuellement, comme ils forment une échelle graduée sur laquelle jusqu’à présent tu as grimpé jusqu’à ton moi. Car ton essence vraie n’est pas cachée au fond de toi, elle est placée infiniment au-dessus de toi ou du moins de ce que tu prends communément pour ton moi. Tes vrais éducateurs, ceux qui te formeront, te trahiront ce qui est vraiment le sens originel et la substance fondamentale de ton essence, ce qui résiste absolument à toute éducation et à toute formation, quelque chose en tout cas d’accès difficile, comme un faisceau lié et rigide: tes éducateurs ne peuvent être autre chose que tes libérateurs.” Et c’est là le secret de toute formation, elle ne procure pas des membres artificiels, des nez de cire, des yeux à bésicles; bien au contraire, ce qui pourrait nous accorder ces dons n’est qu’une image dégénérée de celle-ci. Elle est, elle, libération, extirpation de toutes les mauvaises herbes, des décombres, de la vermine qui veut s’attaquer aux tendres germes des plantes, elle est effusion de lumière et de chaleur, le murmure amical de la pluie nocturne.…

(Nietzsche, Schopenhauer éducateur)