«Tes éducateurs ne peuvent être autre chose que tes libérateurs.»

«Un proche de l’économie présidera au destin des gymnasiens et des apprentis» titre 24 Heures dans une formule qui donne une dimension quasi mythologique à l’événement et une aura presque divine à la fonction. Dans un autre article, le même journal pose la question: «Mais que vient faire un spécialiste de l’économie à la tête de l’enseignement postobligatoire?» Le communiqué de presse du Conseil d’Etat vaudois y répond: «[Le nouveau Directeur général de l’enseignement post-obligatoire] aura à œuvrer en partenariat avec les acteurs privés ainsi qu’avec les directions et le personnel enseignant de toutes les institutions préparant les jeunes à un avenir professionnel, que ce soient les 11 gymnases, l’école de transition et les 13 écoles professionnelles et des métiers du canton.»

Voilà qui est clair: la mission assignée aux institutions de formation consiste à «préparer les jeunes à un avenir professionnel».

C’est préoccupant. Mais ce n’est pas nouveau: en 2017, le canton du Valais a réorganisé son administration pour créer un «Département de l’économie et de la formation». C’est ce qu’on appelle l’air du temps…

Si cet air n’est pas (encore?) irrespirable, il est peut-être cependant largement irresponsable. Quelle valeur peut bien avoir le projet qui considère qu’éduquer c’est avant tout former des professionnels?

Le commentaire de Misrahi dans l’entretien ci-dessous fait souffler un autre air…

La société actuelle ne se soucie pas de l’éducation. Et quand elle a réussi à mettre sur pied des institutions, elle les dévoie en souhaitant en faire des écoles d’apprentissage, en souhaitant en faire des étapes pour l’emploi. C’est-à-dire qu’on massacre la culture gratuite, pour elle-même.On veut seulement une formation professionnelle, et on réduit autrement dit le champ de réflexion, le champ existentiel des individus. On en fait tout de suite des professionnels de leur future profession, c’est-à-dire des… des automates.
(Robert Misrahi)

Comment s’étonner que les jeunes ne soient pas «motivés» par leurs études, par leur formation, s’ils sont d’une part assaillis de sollicitations qui visent à en faire des consommateurs qui vivent «sans idée», et qu’on leur propose d’autre part de devenir essentiellement des producteurs? Et ceci d’autant dans un monde où, comme on l’apprend aujourd’hui même, 82% des richesses produites (par les producteurs professionnels, donc…) sont accaparées par 1% de la population (qui récupère la part de richesse temporairement allouée aux producteurs en en faisant des consommateurs) – où il devient donc toujours plus évident que ce n’est pas en devenant de bons professionnels que nous aurons une bonne vie…

Et l’éducation n’a pas, à mon sens, de responsabilité plus fondamentale que de donner l’accès à une bonne vie d’être humain (ce qui n’exclut évidemment pas la formation professionnelle, mais n’en fait pas le centre). Ou comme le dit encore Misrahi, dans le même entretien:

La tâche première de la démocratie est de mettre en place des institutions qui vont rendre les individus capables de s’émanciper d’abord, et de se construire ensuite. Mais la démocratie ne se consacrera pleinement à cette tâche que si elle est clairement et fortement convaincue du but lointain. Et ce but lointain doit être le bonheur.

Et le bonheur, ou simplement être un être humain, n’est pas une affaire de professionnels de la profession…

C’est du moins toujours résolument dans ce sens-là que continue d’aller «la matu en liberté». Par exemple en reprenant volontiers à son compte le programme tracé par un autre philosophe:

Que la jeune âme se retourne vers sa vie antérieure et se demande: “Qu’as-tu vraiment aimé jusqu’à ce jour, quelles choses t’ont attirée, par quoi t’es-tu sentie dominée et tout à la fois comblée? Fais repasser sous tes yeux la série entière de ces objets vénérés et peut-être te livreront-ils, par leur nature et leur succession, une loi, la loi fondamentale de ton vrai moi. Compare ces objets, vois comme ils se complètent, s’élargissent, se surpassent, se transfigurent mutuellement, comme ils forment une échelle graduée sur laquelle jusqu’à présent tu as grimpé jusqu’à ton moi. Car ton essence vraie n’est pas cachée au fond de toi, elle est placée infiniment au-dessus de toi ou du moins de ce que tu prends communément pour ton moi. Tes vrais éducateurs, ceux qui te formeront, te trahiront ce qui est vraiment le sens originel et la substance fondamentale de ton essence, ce qui résiste absolument à toute éducation et à toute formation, quelque chose en tout cas d’accès difficile, comme un faisceau lié et rigide: tes éducateurs ne peuvent être autre chose que tes libérateurs.” Et c’est là le secret de toute formation, elle ne procure pas des membres artificiels, des nez de cire, des yeux à bésicles; bien au contraire, ce qui pourrait nous accorder ces dons n’est qu’une image dégénérée de celle-ci. Elle est, elle, libération, extirpation de toutes les mauvaises herbes, des décombres, de la vermine qui veut s’attaquer aux tendres germes des plantes, elle est effusion de lumière et de chaleur, le murmure amical de la pluie nocturne.…

(Nietzsche, Schopenhauer éducateur)

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